« La lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie passait au premier plan de l'histoire des pays les plus avancés d'Europe, proportionnellement au développement de la grande industrie d'une part, de la domination politique nouvellement conquise par la bourgeoisie d'autre part. Les enseignements de l'économie bourgeoise sur l'identité des intérêts du capital et du travail, sur l'harmonie universelle et la prospérité universelle résultant de la libre concurrence, étaient démentis de façon de plus en plus brutale par les faits. Il n'était plus possible de réfuter tous ces faits, pas plus que le socialisme français et anglais qui, malgré toutes ses imperfections, en était l'expression théorique.
Mais l'ancienne conception idéaliste de l'histoire qui n'était pas encore refoulée, ne connaissait pas de luttes de classe reposant sur des intérêts matériels, ni même, en général, d'intérêts matériels; la production et toutes les relations économiques n'y apparaissaient qu'à titre accessoire, comme éléments secondaires de l' « histoire de la civilisation ». Les faits nouveaux obligèrent à soumettre toute l'histoire du passé à un nouvel examen et il apparut que toute histoire passée était l'histoire de luttes de classes, que ces classes sociales en lutte l'une contre l'autre sont toujours des produits des rapports de production et d'échange, en un mot des rapports économiques de leur époque; que, par conséquent, la structure économique de la société constitue chaque fois la base réelle qui permet, en dernière analyse, d'expliquer toute la superstructure des institutions juridiques et politiques, aussi bien que des idées religieuses, philosophiques et autres de chaque période historique.
Ainsi l'idéalisme était chassé de son dernier refuge, la conception de l'histoire; une conception matérialiste de l'histoire était donnée et la voie était trouvée pour expliquer la conscience des hommes en partant de leur être, au lieu d'expliquer leur être en partant de leur conscience, comme on l'avait fait jusqu'alors. En conséquence, le socialisme n'apparaissait plus maintenant comme une découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie, mais comme le produit nécessaire de la lutte de deux classes produites par l'histoire, le prolétariat et la bourgeoisie. Sa tâche ne consistait plus à fabriquer un système social aussi parfait que possible, mais à étudier le développement historique de l'économie qui avait engendré d'une façon nécessaire ces classes et leur antagonisme, et à découvrir dans la situation économique ainsi créée les moyens de résoudre le conflit.
Mais le socialisme antérieur était tout aussi incompatible avec cette conception matérialiste de l'histoire que la conception de la nature du matérialisme français l'était avec la dialectique et la science moderne de la nature. Certes, le socialisme antérieur critiquait le mode de production capitaliste existant et ses conséquences, mais il ne pouvait pas l'expliquer, ni par conséquent en venir à bout; il ne pouvait que le rejeter purement et simplement comme mauvais. Plus il s'emportait avec violence contre l'exploitation de la classe ouvrière qui en est inséparable, moins il était en mesure d'indiquer avec netteté en quoi consiste cette exploitation et quelle en est la source.
Les deux découvertes capitales de Marx Le problème était, d'une part, de représenter ce mode de production capitaliste dans sa connexion historique et sa nécessité pour une période déterminée de l'histoire, avec par conséquent, la nécessité de sa chute, d'autre part, de mettre à nu aussi son caractère interne encore caché, la critique s'étant jusque-là jetée plutôt sur ses conséquences mauvaises que sur sa marche même. C'est ce que fit la découverte de la plus-value. Il fut prouvé que l'appropriation de travail non payé est la forme fondamentale du mode de production capitaliste et de l'exploitation de l'ouvrier qui en résulte; que même lorsque le capitalisme paie la force de travail de son ouvrier 40 à la pleine valeur qu'elle a sur le marché en tant que marchandise, il en tire pourtant plus de valeur qu'il n'en a payé pour elle; et que cette plus-value constitue, en dernière analyse, la somme de valeur d'où provient la masse de capital sans cesse croissante accumulée entre les mains des classes possédantes.
La marche de la production capitaliste, aussi bien que de la production de capital, se trouvait expliquée. Ces deux grandes découvertes: la conception matérialiste de l'histoire et la révélation du mystère de la production capitaliste au moyen de la plus-value, nous les devons à Marx. C'est grâce à elles que le socialisme est devenu une science, qu'il s'agit maintenant d'élaborer dans tous ses détails. »
F. Engels. « Socialisme utopique et socialisme scientifique » K. Marx et F. Engels. Œuvre choisies en deux volumes, Édition du Progrès, Moscou, t. 11, pp.141-142